Recensé : Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, coll. « Etudes sociologiques ». 246 p., 27 euros
Le devoir et la grâce est un livre singulier dans le paysage des sciences sociales hexagonales. Singulier par son ambition d’abord : quoique son titre puisse évoquer un volume d’histoire religieuse, l’ouvrage n’est en fait rien moins que l’exposé programmatique d’un mode d’analyse, dit grammatical, destiné à l’étude, par les sciences sociales (l’ensemble d’entre elles), des actions humaines (toutes et partout). Singulier encore par son systématisme : d’une part, l’ouvrage s’apparente à un régulier approfondissement, en particulier via l’examen de leur implications, des propositions générales énoncées en son commencement ; d’autre part, il est tout entier placé sous la bannière d’une perspective non mentaliste rarement tenue avec une telle rigueur en sciences sociales. Singulier toujours par son vocabulaire : chaque chapitre ou presque apporte son lot de nouveautés notionnelles ou conceptuelles donnant à l’ensemble une allure aussi stimulante qu’elle peut dérouter. Singulier enfin par sa forme : son format aussi court (229 pages de texte) que dense renvoie à sa composition originale. Ses huit chapitres sont en effet une suite de 189 propositions générales successivement ordonnées et mises en italique. Ainsi par exemple des deux premières :
1. Grammaire : l’ensemble des règles à suivre pour être reconnu, dans une communauté, comme sachant agir et juger correctement.
[…] 2. Une grammaire est ce qui permet aux membres d’une communauté de juger correctement, c’est-à-dire de lier correctement à des discontinuités survenant dans le monde (corps, objets, matériaux, gestes, paroles …) des descriptions et d’éprouver vis-à-vis de certaines de ces descriptions un sentiment d’évidence (p. 21 et 23).
Ces propositions synthétiques (elles n’atteignent que rarement la dizaine de lignes) sont accompagnées de deux autres « voix » : d’une part un ensemble de 77 scolies (en corps plus petit), « encadrés » théoriques et autres commentaires d’œuvres précisant le sens, l’histoire intellectuelle ou le cadre de référence de telle ou telle proposition (elles compensent en partie l’absence de notes en bas de page). D’autre part une « ligne de basse » composée à partir de descriptions tirées d’ouvrages préexistants (une étude par chapitre) ayant vocation à illustrer et discuter sur une base empirique le contenu des propositions, et dont la liste est reproduite ci-dessous. Chaque proposition générique alterne et dialogue ainsi avec une ou plusieurs scolies et au moins un extrait de la « ligne de basse » du chapitre considéré. Le livre étant fait d’incessants renvois aux numéros des propositions et scolies antérieures ou postérieures, il eût ainsi mérité, sinon appelé, une édition électronique plus que de papier pour lire plus aisément, via des liens internes, chaque ligne dans sa continuité.
Les 8 « lignes de basse » de l’ouvrage
Chap 1. « Individu et solidarité » : Extraits des Illusions perdues de Balzac.
Chap 2. « Une humanité incommensurable à elle-même ? » : Extraits de La production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée de Maurice Godelier.
Chap 3. « Le pari de l’universel » : Extraits de Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle de Carlo Ginzburg.
Chap 4. « Raisons d’agir et intentionnalité » : Extraits de Bartleby le scribe d’Herman Melville.
Chap 5. « Le conflit des rationalités » : Extraits de Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord d’Olivier Schwartz.
Chap 6. « Subversif inconscient » : Extraits de Les pouvoirs de la littérature de Christian Jouhaud.
Chap 7. « Ce qui limite la critique » : Extraits de Minik. L’esquimau déraciné de Kenn Harper.
Chap 8. « Politiques du changement » : Extraits de La vie de saint Augustin de Peter Brown.
Par son aspect formel emprunté à la philosophie analytique, par son propos très « théorique », par son ambition universaliste proclamée, l’ouvrage pourra rebuter voire irriter, en particulier les amoureux de l’enquête monographique. Il serait pourtant plus que dommage de s’y arrêter tant le livre donne à réfléchir, avec et contre lui, à chaque page ou presque. Ceci étant, on aura compris qu’il est fort difficile de discuter ne serait-ce que certains points précis de l’ouvrage sans en avoir au préalable restitué l’architecture générale et les objectifs précis. Avant de soulever ce qui me paraît être des points d’achoppement de la démarche, je voudrais donc en présenter, de l’intérieur, la logique générale.
Comprendre, décrire et critiquer
L’ouvrage s’articule autour de trois parties (qui chacune renvoie à trois débats saillants dans les sciences de l’homme). La première, « l’erreur de Frazer », met en question sur trois chapitres le statut de la compréhension dans les sciences humaines (c’est l’occasion de rejeter tout relativisme ou constructivisme radical en adoptant une perspective résolument universaliste). La deuxième, « la grammaticalisation du monde », traite en deux chapitres de ce que doit être une description juste des actions humaines, i.e. qui soit nécessairement adossée à l’identification de raisons d’agir (occasion de réaffirmer la spécificité des sciences sociales, non strictement déterministes, vis-à-vis des sciences naturelles). La troisième, enfin, « l’expérience de l’incompossible », s’intéresse prioritairement à l’une des opérations de recherche qui établissent un rapport inactuel à l’action étudiée : non pas tant l’explication ou la prévision que la critique – comprenons par ce terme l’étude des rapports que la recherche doit entretenir avec l’action politique (c’est l’occasion de revenir sur la question de son autonomie et de son utilité). Précisons que l’ordre est ici important puisqu’il énonce une hiérarchie interne : la tâche première est la compréhension, ensuite vient la description, enfin la critique. Ou plus précisément : une juste description n’est possible que si la compréhension a été menée à bien ; la critique ne peut porter que si les deux premières opérations ont été conduites avec rigueur [scolie 15].
Mais présenter ainsi le cheminement de l’auteur à travers la trilogie « Compréhension /description /critique », c’est rester en terrain connu, en particulier en conservant le vocabulaire ordinaire des sciences sociales et les cadres des débats qui les traversent. Ce ne serait pas rendre justice à l’originalité du propos, en particulier parce que la cohérence de l’ouvrage tient, on l’a dit, à ce qu’il met en formes un modèle d’analyse, dit grammatical, des actions humaines. Essayons ainsi de restituer, le plus linéairement possible, l’échafaudage proposé par l’auteur.
Le premier chapitre installe les fondements, résolument sociologiques, de l’analyse : la définition proposée de la grammaire (comme ensemble des règles permettant aux membres d’un groupe humain d’agir avec correction [1]) est la manière dont l’auteur énonce le postulat de la socialité des actions humaines. Nulle grammaire ne peut ainsi être considérée hors du « principe de solidarité » [12] qui caractérise la vie en société : derrière la formule, l’idée qu’aucun homme ne peut agir ni décrire son environnement sans faire référence à tout un ensemble de mots, de manières de penser, d’habitudes, bref de règles qu’il ne peut être le seul à posséder. Autre façon de dire que la plupart des choses que nous faisons (par exemple compter ou lire) peuvent être accomplies en solitaire ; mais qu’en revanche nous ne pouvons être les seuls à les faire [16]. On reconnaît ici l’argument holiste classique, repris à Wittgenstein, de l’impossibilité d’un langage privé [13].
Deux critères permettent de percevoir l’existence concrète des règles grammaticales : l’évidence ressentie [10] et la faute constatée [11]. La notion d’évidence ressentie (comme critère de reconnaissance et de description de la justesse des actions [7]) permet de préciser le statut qu’il faut octroyer à ces règles, tout entier inscrit dans l’idée que lorsque nous observons une « discontinuité comportementale » (admettons une poignée de main), nous reconnaissons (ou comprenons) immédiatement non seulement ce dont il s’agit, mais même la manière à travers laquelle le geste est réalisé (disons un salut, qu’il est possible de caractériser comme franc, timide ou gauche), sans avoir besoin d’une quelconque interprétation intellectuelle de ce geste [scolie 11]. De ce point de vue, la notion d’évidence de la situation (qui aurait du être plus fortement adossée à l’investissement de longue durée du chercheur sur le terrain [scolie 14 b/]) représente une première formulation de l’idée, décisive, que la grammaire ne saurait être conçue comme une réalité extérieure et préexistante aux actions dont elle serait le mécanisme agissant. En effet ses règles s’actualisent dans l’action, il y a entre règle et action une continuité interne qui n’est pas sécable, car une telle opération de séparation entre l’énoncé de la règle et l’action consisterait en quelque chose comme penser qu’on pourrait imaginer la règle de déplacement du cheval aux échecs sans avoir conçu l’échiquier, ses 64 cases et les mouvements qui y sont possibles, autrement dit sans la rapporter à l’action qui la manifeste [scolie 10].
À l’inverse, lorsque l’évidence est absente, lorsque l’action apparaît étrange, lorsqu’elle ne peut être décrite positivement, deux explications sont possibles : soit, premier cas, c’est que l’acteur lui-même a commis une faute par rapport à la grammaire de la situation à laquelle il n’a pas, le plus souvent, su (par ignorance) ou parfois voulu (par provocation) s’adapter. Soit, second cas, c’est que l’observateur de la scène n’a pas rapporté l’action qu’il a vue à la grammaire dans laquelle elle était accomplie, en particulier faute d’avoir fait l’effort de lui donner un sens positif : ainsi de Frazer lorsqu’il ne reconnaît pas des traits religieux (mais stigmatise des « erreurs ») dans les croyances des indigènes qu’il étudie, et plus largement de tous les chercheurs lorsqu’ils font preuve d’ethnocentrisme ou d’anachronisme dans leurs analyses.
Reste que, pour l’énoncé positif comme pour la faute, la grammaire n’est pas toujours, loin de là, systématiquement et publiquement énoncée. Au contraire même, la tolérance pour les écarts comportementaux [17] permet la plupart du temps de voir les interactions se poursuivre : il existe toujours un écart qui « sépare l’action en situation des règles sous la juridiction desquelles elle peut être placée dans les moments de réflexivité » [22].
Le deuxième chapitre aborde la question des moyens de ne pas commettre d’erreur de Frazer et des conséquences que l’on peut alors tirer, au plan des principes, d’analyses débarrassées des virus de l’ethnocentrisme ou de l’anachronisme. Comprendre autrui ne nécessite en effet aucunement de ressentir ou de penser comme lui, mais plus simplement de parvenir à établir une « correspondance grammaticale positive » [25] entre ses actions et les nôtres : par exemple comprendre leurs façons de lier amitié à partir de nos manières de s’aimer (et pas à partir d’autre chose comme un supposé intérêt [28]) ; ou encore reconnaître « leur magie », c’est-à-dire ne pas rapporter les actes considérés à notre science [29]. De nouveau, c’est une impression de familiarité (ou d’évidence) que le chercheur doit traquer s’il veut donner un sens positif à ce qu’il observe. Conséquences de cette attitude ? A un niveau méthodologique, elle conduit à refuser systématiquement tout recours à des adjectifs comme irrationnel ou aberrant : constater l’irrationalité, c’est énoncer un quiproquo grammatical [83]. Au-delà, la notion de correspondance conduit à supposer (« jusqu’à preuve du contraire » [32]) l’existence d’universaux anthropologiques du point de vue grammatical. C. Lemieux nomme « métarègles » ces règles universelles, par exemple du don et du contre-don, qui se manifestent de façon très différente d’une société à l’autre. Il les distingue ainsi des « règles dérivées » qui correspondent précisément à leurs multiples actualisations historiques [34].
La distinction entre règles dérivées et métarègle permet ici de mieux comprendre ce dont une grammaire est faite. Ainsi les grammaires ne sont pas des constructions historiques, seules les règles dérivées le sont et peuvent évoluer (quoique non arbitrairement, puisque selon les exigences de la métarègle qu’elles expriment [41]). En ce sens les grammaires sont éternelles : elles n’ont jamais commencé ni ne précèdent les règles dérivées. Demander d’où viennent les grammaires, quelle est leur origine, ou quand elles ont été introduites reviendrait à demander d’où viennent les trompes des éléphants, quelle est leur origine, ou quand elles leur sont « arrivées » [scolie 19]. De même, les métarègles ne sont pas plus élevées ou plus profondes, ni même causes des règles dérivées [47]. En effet, le rapport effectif unissant les unes aux autres n’est ni d’antériorité ni de hiérarchie, mais d’un tout autre ordre, comparable à celui qui unit principes du droit naturel et lois positives : on pourrait dire que la métarègle est aux règles dérivées ce que la logique est à un raisonnement [48]. Le rapport est ici encore adverbial : tout comme le raisonnement a une logique qui l’organise (mais ne le produit pas), les règles dérivées ont une métarègle qui exprime l’air de famille qui les rassemble [scolie 22]. En ce sens, la métarègle est la chose que les règles dérivées possèdent en commun : bien plus qu’elle ne les cause, la métarègle dérive des règles dérivées.
Le troisième chapitre systématise la pente universaliste présentée dans les paragraphes précédents en avançant que, jusqu’à preuve du contraire une fois encore [voir scolie 24 pour une argumentation], on peut inventorier trois métarègles qui, à elles seules, « suffisent à rendre compte de l’ensemble des conduites humaines observables » (p. 69). Elles sont identifiables et résumables à travers trois capacités humaines universelles : aimer, réaliser ses limites, se distancier. L’ensemble du chapitre est consacré à justifier l’universalisme de la tripartition et à présenter successivement chacune des grammaires fondées sur ces métarègles : grammaire publique, grammaire naturelle, grammaire du réalisme. Le tableau ci-dessous en propose une vision synthétique.
Grammaires |
Naturelle |
Du réalisme |
Publique |
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Métarègles |
Engagement et restitution |
Réalisation et autocontrainte |
Distanciation et recours aux représentations collectives |
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Exemples de formule typique |
« Moi je l’aime bien » |
« On lui a dit de se taire » |
« Il crie pour défendre son opinion » |
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Equivalents durkheimiens |
Don et contre don |
Prohibition de l’inceste |
Moments effervescents |
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Formes de vie liées |
Intime |
Contrainte |
Publique |
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Manifestations comportementales |
Amour filial |
Prudence, ruse et stratagème |
Soucis de vérité et justice |
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Raisons d’agir |
Attractions |
Répulsions |
Représentations collectives |
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Ce qui peut être salué par une grâce (= action en retour confirmatrice) |
S’engager spontanément dans l’instant = « idiotie » |
Réaliser ses limites et s’autocontraindre, être prudent |
Savoir prendre de la distance, de la hauteur |
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Ce qui peut être dénoncé par un devoir (= notification d’une faute) |
Manquer d’engagement = « perte d’innocence » |
Manquer de réalisme, faire preuve de naïveté |
Manquer de recul, juger sur son vécu personnel |
Si le format du tableau permet ici une présentation synoptique, il a pour défaut de séparer trop clairement chacune des trois grammaires, raison pour laquelle, sans doute, l’auteur a choisi de ne pas en construire de semblable dans son volume. Car tout son propos, dans la suite du livre, consiste justement à montrer que les grammaires s’interpénètrent et se confrontent fréquemment non seulement en une même situation sociale, mais même et surtout au sein de chaque individu. C’est cette hypothèse d’une « conception grammaticalement impure de l’action » (p. 167) et de ses conséquences que C. Lemieux avance et discute dans la suite du livre.
Le quatrième chapitre introduit l’idée que donner le sens d’une action revient à décrire l’enchaînement des actions et des raisons dans lequel cette action précise prend (ou non) correctement place. Trois mots d’ordre en constituent la colonne vertébrale : pas d’action sans raison, pas d’action sans contexte, pas d’action sans intention.
Premier mouvement donc : réintroduire ici la notion de raison d’agir pensée non comme un événement mental, mais comme une discontinuité physique descriptible dont nous nous servons d’appui pour agir ou juger [77] : « la signification de nos actes, loin de résider dans nos états psychiques, est entièrement publique, résultant uniquement de leur enchaînement perceptible » (p. 95). Exemples possible de raisons d’agir en ce sens : entendre un « bonjour » est une raison de répéter ce mot (ou de ne pas le faire en cas de manquement délibéré) ; s’entendre interdire quelque chose est une raison d’obéir ou au contraire, d’enfreindre sciemment la règle [78]. Nulle obligation pour l’acteur d’énoncer ces raisons, ou de les avoir à l’esprit. Nulle nécessité non plus qu’elles apparaissent avec évidence à l’observateur. Mais même dans ces cas, ne pas en déduire une absence de raison en supposant de l’irrationnel ou de l’involontaire : « nous devons au contraire, par principe de méthode, postuler qu’elle existe » [82]. Suivant ce « principe de rationalité » [84], tous nos engagements ont une raison, i.e. ils ne sont pas sans appui dans la matérialité du monde [scolie 35]. Et il faut aller plus loin encore (C. Lemieux reprend ici E. Anscombe) : identifier ainsi une raison d’agir, c’est reconnaître à l’acteur une intention [98]. Il ne saurait donc exister d’action dite démotivée, quand bien même l’intention n’apparaît pas avec évidence, ou serait contestée. Suivant ce rapport expressif, l’attribution de l’intention à partir de l’action observable (« le fait que j’ordonne le franchissement de la frontière témoigne de mon dessein conquérant ») est toujours possible : « c’est toujours dire deux fois la même chose qu’on agit et qu’on a une certaine intention » [scolie 42].
Dénoter l’existence de raisons d’agir (d’intentions) comme autant d’appuis possibles à l’action ou au jugement conduit ainsi à un constat décisif : ni les actions ni les raisons ne peuvent être considérées isolément. Les premières comme les secondent s’enchaînent selon des cheminements parallèles, ordre d’actions ou raisonnement [89], sans pour autant que l’action-en-retour (ou la raison-en-retour) soit mécaniquement inscrite dans l’action (ou la raison) à laquelle elle répond. Parenthèse en forme de conséquence, toujours empruntée, ses lecteurs l’auront reconnue, à l’œuvre d’E. Anscombe : les raisons ne sauraient être causes des actions, car cela supposerait qu’elles puissent être décrites avant l’action qui les révèle [87 et 89].
Parvenu à ce point, on obtient l’explication au titre du livre : le devoir est une action-en-retour dénotant l’existence préalable d’une faute ou critiquant un raisonnement [93] (une contradiction) ; la grâce, elle, est une action-en-retour confirmant un raisonnement ou validant moralement l’action qui vient d’avoir lieu [94] (une tautologie). Décrire un enchaînement d’actions (ou un raisonnement) revient donc à énoncer une succession de devoirs et de grâces qui sont aussi, du même coup, les critères du sens de l’action [96].
Pluralité et impureté grammaticale de l’action
Le cinquième chapitre tire les conséquences du fait que l’ordre des raisons qui donne à l’action sa signification est un enchaînement grammatical, c’est-à-dire un ordonnancement soumis aux règles communes en vigueur dans le groupe considéré. Cette qualité particulière conduit en effet l’auteur à soutenir que le principe de rationalité doit être subordonné analytiquement au principe de solidarité. Et, au-delà, à admettre que le pluralisme des métarègles doit être reconnu au niveau des types de raisons d’agir et d’intentions identifiables [104]. À chacune des trois grammaires préalablement repérées correspond ainsi un type de raisons d’agir reconnaissable au fait qu’elles prennent dans ce cas une valeur positive [105].
L’auteur passe en revue chacune d’elles :
– La rationalité des formes de vie publiques est organisée autour d’actes de distanciation, présents (ce que confirmera le cas échéant une grâce) ou manquants (ce que stigmatisera éventuellement un devoir). La distanciation 1) consiste à ériger en raisons d’agir des représentations collectives, entendues non comme des schèmes partagés de représentation et de perception, mais comme des discontinuités physiques effectives qui, manipulées dans des situations déterminées (i.e. cérémonielles), sont investies d’une valeur particulière [110] ; 2) elle s’oppose à des situations où les raisons d’agir sont des raisons personnelles, non partageables par un tiers ; 3) elle permet d’interpréter chez son auteur l’intention d’agir devant ou en référence à un public ; enfin, 4) elle rend descriptibles des formes de vie comme étant « publiques » [112].
– La rationalité des formes de vie intimes est organisée sur l’idée d’engagement immédiat et spontané. On notera que si sa réalisation peut être confirmée d’une grâce, le devoir est absent de la grammaire naturelle parce qu’un manque d’engagement, susceptible d’être stigmatisé comme « perte d’innocence », fait alors basculer la scène du côté du réalisme [scolie 50]. L’engagement immédiat 1) se donne pour raisons d’agir des attractions, raisons non médiatisées par un tiers et qui se suffisent à elles-mêmes, en ce sens qualifiables « d’idioties » [scolie 49] (« je le fais parce que j’aime ça ») ; 2) il s’oppose à des situations où les raisons sont des représentations collectives ; 3) il permet d’interpréter chez son auteur l’intention de s’engager immédiatement ; 4) il rend descriptibles des formes de vie comme intimes [120].
– La rationalité des formes de vie contraintes repose sur des actes de réalisation et d’autocontrainte consistant pour un individu à apercevoir la limite d’une action passée, présente ou future et, en conséquence, à fournir des efforts pour rompre avec des attentes ou élans préexistants [122]. Ces actes peuvent être confirmés par des grâces, et leur absence (le fait de passer outre est décrit comme une « expression libératrice » [124]) être signalée et reprochée via un devoir. La réalisation 1) a pour raisons d’agir des répulsions ; 2) elle s’oppose à des situations où les raisons d’agir sont des attractions ou des représentations collectives ; 3) elle permet d’interpréter chez son auteur l’intention d’être réaliste sur la relation qui peut être entretenue avec autrui ou avec l’environnement ; 4) elle rend descriptibles des formes de vie comme « contraintes » [127].
Ajoutons encore que, dans les trois cas, le lien est interne ou grammatical entre forme de vie (publique, intime ou contrainte), type d’acte (distanciation, engagement immédiat, réalisation) et raisons d’agir (représentations collectives, attractions, répulsions) : par exemple, pas de distanciation sans appui sur des représentations collectives, pas de représentations sans l’acte de distanciation qui s’en saisit, ou encore pas d’identification possible d’une forme de vie publique sans qu’un individu n’y produise, en s’appuyant sur une représentation collective, un acte de distanciation [111].
Cela posé, la tâche de l’observateur, même muni de ces trois rationalités, reste complexe. En effet chaque individu peut agir, à propos d’une même discontinuité physique, sous la juridiction de plusieurs métarègles, et donc mobiliser à propos de cet événement des raisons et intentions potentiellement contradictoires voire irrationnelles si elles ne sont pas convenablement rapportées à la grammaire où elles prennent un sens positif. Exemple de ces situations de conflit : celles où les individus vont continuer à consommer en apparence « outre mesure » alors qu’ils sont endettés, remboursant de petites sommes lorsqu’ils sont sommés de le faire (la grammaire du réalisme s’impose) tout en poursuivant des dépenses (maintien de la grammaire naturelle), qui pourront être jugées « inappropriées » à l’état de leur compte (p. 131). En ce sens, il faut admettre que le conflit est une réalité interne à chaque individu, conséquence logique du pluralisme grammatical sur lequel repose la vie sociale.
La dernière partie, et d’abord le sixième chapitre, approfondissent encore cette idée d’impureté grammaticale de l’action via la notion d’incompossibilité. Que faut-il entendre sous ce terme ? L’idée simple selon laquelle quoique les trois grammaires soient toujours à disposition des individus, elles ne peuvent être actualisées ensemble en même temps.
Comment expliquer cette situation d’incompossibilité ? Elle tient au fait, fondamental, que le principe de solidarité limite l’ouverture des raisons d’agir possibles en chaque situation : toutes ne sont pas grammaticalement correctes et l’action choisie doit être compatible avec les règles attendues au moment considéré [128]. Cela n’empêche évidemment pas que la raison mobilisée puisse être mauvaise au regard de la situation : Cyril Lemieux nomme cette possibilité « principe d’actualité ». La faute grammaticale correspond alors précisément à ces situations de confusion entre deux grammaires, l’une actuelle (dominante) mais qui donne un sens négatif à l’action réalisée (elle est non conforme), l’autre inactuelle mais dans laquelle elle a un sens positif et potentiellement subversif [132].
Conséquence de cette incompossiblité : à une situation sociale donnée ne peut correspondre qu’une et une seule dominante grammaticale, même si les deux autres grammaires restent en arrière fond et deviennent dès lors des horizons de possibilité toujours susceptibles de venir remettre en cause la hiérarchie provisoirement établie du moment [139]. L’atmosphère de la situation [140] est ainsi toujours un feuilletage d’éléments hétérogènes au sens où ils n’ont pas le même degré d’actualité dans la situation considérée.
De façon tout à fait suggestive, Cyril Lemieux choisit de désigner les éléments les plus inactuels de la situation comme son inconscient. Le lapsus [142] en est la manifestation la plus explicite : lorsqu’un élément du dessous « remonte » à la surface dans une dominante grammaticale où il n’a rien à faire. Une fois encore, l’inconscient est ici saisi suivant une perception adverbiale. Tout comme on peut lire attentivement (ou à l’inverse en survolant), on agit toujours avec une part d’impureté (d’inactualité) qui reste inaperçue des acteurs en présence [scolie 58] : l’inconscient correspond à la manière dont l’action manifeste cette impureté (typiquement la possibilité de succomber à une impérieuse attraction, autrement dit de se laisser aller à une « expression libératrice », ou au contraire de rappeler des grands principes – grammaire publique – dans une situation commandée par la prudence, la retenue et l’autocontrainte des autres partenaires). Il n’y a pas là blocage, mais plutôt obligation morale à respecter : « je sens que la raison d’agir dont j’ai la velléité de me saisir ne serait pas la bonne ici et maintenant » [146]. En même temps, et c’est un point fondamental du propos, si l’inconscient coexiste toujours avec la dominante (et est aussi éternel qu’elle), il peut également toujours la subvertir jusqu’à venir prendre sa place [149] (il est en ce sens « pré-conscient » [scolie 61], et il faut qu’il le soit pour être descriptible, car sans cela il reste seulement refoulé).
Conclusion : « nulle organisation sociale ne peut conjurer le risque que la part la plus inactuelle des actions ne subvertisse à tout moment les dominantes grammaticales qui donnent à ces actions leur sens positif » (p. 176). C’est pourquoi Cyril Lemieux soutient que l’existence humaine est fondamentalement caractérisée par une inquiétude généralisée dont la conséquence consiste à produire, via des expériences critiques, du changement.
Le chapitre 7 prolonge l’examen de ces processus critiques en s’efforçant d’établir la supériorité de la grammaire publique (et donc les limites du réalisme) en cette matière. Pourquoi est-ce le cas ? Parce que, explique l’auteur, la notification d’une faute ne porte réellement que si elle vise un « problème moral » et pas des faits singuliers [163], autrement dit si elle fait référence à des raisons non personnelles mais partageables par les autres membres de sa communauté [151]. C’est précisément cette absence de référence à des questions morales que l’auteur reproche aux travaux de sciences sociales qui, pensant pouvoir s’appuyer sur la seule description des faits pour remettre en cause l’état du monde, se refuseraient à clarifier « le point de vue normatif d’où ils entendent porter leur critique » [160 à 162].
Ce n’est donc ni la nature ni l’histoire qui fondent cette primauté des règles publiques en termes de critique, mais simplement la socialité de notre condition. On reconnaît en particulier cet état de fait dans l’idée que si la grammaire publique ne domine pas la vie sociale dans son ensemble, elle est effectivement dominante dans des circonstances spécifiques (i.e. cérémonielles), limitées dans le temps et dans l’espace, dans lesquelles « les individus vérifient le bien-fondé des règles auxquelles ils sont attachés le reste de l’année » [158]. Typiquement, ce sont là les « moments sociaux effervescents » chers à Durkheim (cultes positifs, moments de grâce, ou cérémonies ; cultes négatifs, moments de devoir, ou confrontations [scolie 64]), situations durant lesquelles les individus peuvent, collectivement et (donc) sans que cela ne soit une faute, « toucher à la grammaire » [159]. Ces moments sont encore « supérieurs » en ce qu’ils promeuvent une expérience radicale d’égalité statutaire (tous les participants doivent également produire un effort de distanciation) qui débouche, contrairement aux expériences réalistes où c’est leur limite que les acteurs aperçoivent, sur une conscience de soi comme membre à part entière d’une entité collective [scolie 64 b/ et c/).
Cyril Lemieux termine son examen en détaillant une méthode qui permette de faire porter la critique y compris en des moments de conflits interpersonnels ou intergroupes. Le devoir a une portée universelle, écrit-il, si ceux qui notifient la faute le font d’abord en soulignant la contradiction avec les règles que le fautif prétend honorer d’ordinaire ou qui ont cours « chez lui » [167]. Dans un second temps, ils pourront alors aller plus loin encore en invoquant de façon plus générale la métarègle propre à toute grammaire publique, la sienne comme la leur, autrement dit en reprochant un manque de distanciation [168]. C’est dans ce cas que la mise en cause pourra être fondée, même si évidemment le réalisme (de la force par exemple) l’emporte bien plus souvent. Bref : l’auteur conclut en posant pour postulat fondamental une capacité, minimale mais universelle, à faire preuve de distanciation [170 et 171].
Le postulat est décisif, parce que c’est sur lui que repose l’objectif du huitième et dernier chapitre : montrer qu’à condition d’avoir des raisons de changer (ce sera le rôle dévolu aux représentations collectives publiquement énoncées), les individus peuvent parvenir à s’extraire des formes de vie contrainte (à ne pas subir les limites du réalisme) et à se réformer. Parallèlement, Cyril Lemieux y soutient encore que l’objectif des sciences sociales doit lui aussi consister à assumer des « objectifs réformistes orientés axiologiquement vers la reconnaissance de la supériorité de la grammaire publique en matière de critique » (p. 205).
Comment parvient-il à une telle conclusion ? Il commence par rappeler que si nous commettons des fautes, c’est parce que nous sommes constamment confrontés à des changements d’atmosphère auxquels il nous faut adapter notre conduite. Or cette entreprise de conformation est d’autant plus difficile que nous sommes plus fortement liés à des actions passées, des « tendances à agir » [174] anciennement incorporées dont le propre est de se continuer et de devenir ainsi inactuelles alors même que leur contexte originel (leur dominante grammaticale) d’apprentissage et d’usage a disparu [175]. Là encore, ces tendances à agir ne sont descriptibles qu’à travers les attitudes qui les manifestent : celles-ci prennent de nouveau deux formes selon qu’elles conduisent à produire des grâces (ce sont des « élans »), ou au contraire des devoirs (ce sont des « attentes ») [176]. Surtout, elles permettent de considérer non la fixité des comportements, mais au contraire leur dynamique de transformation [177] en ce sens précis que la permanence de certaines tendances provoque fréquemment des tensions internes fortes lorsqu’elles entrent en conflit avec à des incitations à un conformisme grammatical différent. Sous cet aspect, les tendances à agir ne sont jamais stables ou en équilibre, mais constamment modifiées et travaillées par leur rencontre avec d’autres atmosphères grammaticales où leur actualité est moindre : « autre façon de dire que nous ne cessons jamais de nous socialiser » (scolie 72 p. 212).
Comment éviter alors la généralisation de fauteurs de troubles grammaticaux ? Simplement en parvenant à obtenir que ces mêmes individus soient en mesure de rompre actuellement avec certains de leurs élans et attentes [179]. Par définition, ces raisons de s’abstenir et de changer ne peuvent pas exister en nous-mêmes (les élans et attentes y prennent toute la place), mais doivent être trouvées à l’extérieur de soi. En ce sens l’autodétermination des individus ne peut reposer sur de simples appels à la volonté ou à la responsabilité personnelles, voués le plus souvent à l’échec parce que trop faibles pour lutter contre les tendances acquises (les « expressions libératrices » sont rares et difficiles), mais sur « les possibilités qu’ils ont de saisir des discontinuités physiques dont ils puissent faire des raisons suffisantes de changer » [180]. Exemple donné : une forme de vie contrainte (les règles d’une enceinte monastique en l’occurrence) peut représenter, dans cet esprit, un bon moyen de rompre avec certains élans et attentes propres à la grammaire naturelle, tout comme la forme de vie publique que manifeste, dans la même enceinte, le travail intellectuel des moines représente un outil approprié pour renforcer les élans et attentes de distanciation qu’exige la foi (p. 216). Bref : modifier l’environnement augmente les chances que les individus trouvent d’eux-mêmes des raisons de changer [183].
On entrevoit ici le but que peuvent poursuivre les sciences sociales dans ce processus : signaler ce que pourraient être des discontinuités attirantes, discuter des incitations les plus appropriées. Elles disposent en effet d’opérations de prévision et d’explication de l’action qui apparaissent particulièrement adaptées à « saisir comment l’environnement matériel et organisationnel des individus favorise l’entretien en eux de certains élans et de certaines attentes » [184]. En disant ce qui explique la répétition, elles peuvent aider (à la condition préalable, l’auteur de répète, d’avoir correctement compris ce dont il retourne [scolie 76]) à indiquer ce qui pourrait être transformé dans ce même environnement pour devenir, pour les individus, des raisons de changer. Et en ce sens encore, les deux démarches peuvent en elles-mêmes devenir des raisons d’agir (en particulier dans l’univers politique). Pour cette raison, et que les chercheurs le veuillent ou non, ils doivent vouloir la venue d’un monde social fondé sur des formes de vie publiques, un monde « où davantage de formes de vie publiques se développeront et où les formes de vie contraintes domineront moins l’organisation générale des rapports sociaux » [188].
La 189e et dernière proposition est dès lors aussi étonnante et radicale qu’elle sera sans doute discutée : « Le but des sciences sociales n’est ni de décrire et de comprendre les actions humaines, ni de les rendre prévisibles et explicables : il est de contribuer, à travers ces descriptions, ces compréhensions, ces prévisions et ces explications, à ce que toujours plus de réflexion publique sur les règles devienne possible ».
L’exception Bartleby
Commenter un tel ensemble n’a rien d’évident. Le choix de chacune des illustrations empiriques le sera sans doute, tout comme les usages qu’en propose l’auteur. À coup sûr, les conclusions du livre quant au but et à l’utilité des sciences sociales seront critiquées, par exemple à la lumière du fait, jamais évoqué, que leur spécificité tient sans doute autant sinon plus à leur travail de questionnement, à leur manière de construire un objet, qu’aux outils de prévision et d’explication qu’elles utilisent, partagés par d’autres. Enfin nombreux sont les scolies qui feront l’objet de remarques diverses. Par exemple, pour ne donner qu’une seule illustration sur un terrain qui m’est familier, la question des effets supposés de la participation à des moments effervescents, via la lecture littérale que Cyril Lemieux propose des Formes élémentaires de la vie religieuse, pourrait être longuement discutée : en effet, c’est précisément une des caractéristiques de ces moments que de voir leur agencement et leur sens préétablis, permettant ainsi aux participants de faire l’économie d’une attitude réflexive vis-à-vis des représentations collectives qui y sont manipulées. D’une certaine façon, Cyril Lemieux donne d’ailleurs une bonne illustration du phénomène lorsque, au chapitre 2, il s’efforce de donner deux descriptions possibles de la même cérémonie pour faire comprendre au lecteur en quoi doit consister le sentiment d’évidence dont il fait, comme on l’a vu, le critère d’une juste compréhension. Le procédé est très suggestif et efficace : empruntant à Maurice Godelier sa relation d’une cérémonie de fiançailles chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, il commence par en inventer une « fausse » présentation, emplie d’exotismes divers, qui fait apparaître une scène de jeu adolescent avec ses brimades et autres épreuves vexatoires. Dans un second temps, il gomme tout l’aspect étrange et mystérieux de la première description et, via notre vocabulaire, raconte une bien plus classique et reconnaissable cérémonie de fiançailles. Or on pourrait peut-être ici prendre Cyril Lemieux à son propre jeu : si la situation est bien, officiellement, une scène de fiançailles (nulle raison d’en douter : la démonstration est très convaincante), est-il pour autant impossible qu’au cœur de celle-ci, certains jeunes hommes aient passé une partie de leur temps, tout en faisant le minimum requis, à jouer et à se chamailler ? Peut-être cette possibilité d’une discrète appropriation cérémonielle est-elle impossible chez les Baruya. Reste qu’elle signale ce que permettent la plupart des rituels : une participation comportementale minimale qui peut aller jusqu’au désinvestissement, précisément parce que le sens de ce qui est fait est pris en charge extérieurement par l’institution cérémonielle (l’idée d’impureté grammaticale doit d’ailleurs permettre de concevoir que tous les acteurs ne soient pas investis au même degré dans la scène sans pour autant que cela ne remette en cause son « bon fonctionnement »).
Parce que je n’ai finalement que très peu évoqué les scolies, et moins encore les développements empiriques, je ne poursuivrai pas plus loin l’examen de la cérémonie Baruya. Toutefois, le cas des lointaines fiançailles introduit clairement la question du statut de la réflexivité des acteurs dans l’analyse de leur action. C’est la place de cette question dans l’ordonnancement général du volume que je voudrais plus largement interroger.
De celui-ci, il faut commencer par redire ce qui en fait la solidité. Elle repose, me semble-t-il, sur deux piliers présents tout au long de l’ouvrage : le principe de solidarité et une perspective résolument non mentaliste.
L’énonciation du « principe de solidarité » permet à l’auteur de rappeler que toute personne ne peut faire abstraction des normes sociales qui caractérisent son milieu. Considérons l’explication du fait que les raisons d’agir inactuelles [144] ne donnent lieu qu’à des velléités d’engagement : si celles-ci ne sont que très rarement réalisées, c’est, explique l’auteur, « uniquement en vertu du principe de solidarité » [145], au sens où toute situation induit des obligations (morales) à respecter. Dans ce cas de figure, le refoulement, qui n’est qu’un cas possible d’inconscient, représente une manifestation négative du même principe (p. 172). Au delà, énoncer que toute raison n’est pas bonne en toute circonstance (subordination du principe de rationalité au principe de solidarité), ou encore que les grammaires sont incompossibles représente d’autres manières, on l’a vu, de dire son importance.
L’anti-dualisme de l’ouvrage, quant à lui, fait l’objet de propositions de mises en œuvre empiriques extrêmement stimulantes. De la raison d’agir comme discontinuité physique sur laquelle les individus prennent appui pour agir ou juger, jusqu’à la description de nos idées sous la forme de tendances à agir exprimées dans un geste ou gardées pour soi dans un commencement de mouvement ; de l’inconscient comme velléité d’action ou « grammaire qui remonte », au refus de fonder l’autodétermination des individus sur des appels à la conscience (se montrer responsable et faire preuve de volonté), l’ouvrage est de part en part traversé par ces efforts pour éviter que le travail sociologique se résume à l’énonciation de causes mentales expliquant les conduites.
Répétons-le : ces deux piliers font une grande part des mérites du livre, en particulier en ce qu’ils constituent, à mon sens, son caractère profondément sociologique. À différents endroits clés de la démonstration, le rappel insistant de la socialité du monde agit ainsi comme une limitation à l’ouverture des possibilités individuelles, ou à leur réduction à la satisfaction d’un simple intérêt dont Cyril Lemieux rappelle fort justement qu’elle n’est possible qu’à la condition de résumer ce qui est social à ce qui est collectif (fait ensemble), autrement dit à la condition de réduire le principe de solidarité à la seule agrégation des actions individuelles [scolie 44 b/]. De même, on peut lire les huit chapitres comme le patient établissement de l’idée que le sens de nos actes n’est pas un mystère enfoui dans nos pensées, mais qu’il est tout entier « lisible » dans l’enchaînement des échanges qui constituent une scène sociale. En conséquence et par opposition, les relatifs affaissements de la démonstration tiennent, à mon sens, dans les moments où ces deux fondements sont mis en tension sinon fragilisés par l’auteur lui-même.
Commençons par la volonté de rupture avec le mentalisme. L’auteur tire les conséquences pratiques d’une telle perspective. Puisque « la signification de nos actes, loin de résider dans nos états psychiques, est entièrement publique » (p. 95), alors les sciences sociales doivent concentrer leur effort sur des situations (au premier rang desquelles les moments critiques) où les individus explicitent ou justifient réflexivement ce qu’ils font. Cyril Lemieux prend ici appui sur la formule de Leibniz [citée scolie 12 p. 38] suivant laquelle « nous ne sommes qu’empiriques dans les trois quarts de nos actions », pour déplorer que les sciences sociales ne prêtent pas assez d’attention au dernier quart, manifestant ainsi une sorte de « déni de réflexivité ». Et quoique le terme soit largement abandonné dans les pages qui suivent, on comprend son importance une fois parvenu à la conclusion. Celle-ci stipule en effet que les trois types d’engagements humains « correspondent à des niveaux de réflexivité différents : l’engagement immédiat d’abord ; puis une forme d’engagement plus réflexif que nous avons appelée la réalisation ; enfin, cette forme plus réflexive encore, que nous avons nommé la distanciation » [1] (p. 226). A priori, la cohérence du modèle est ici très grande : puisqu’on ne peut atteindre des pensées supposément enfouies dans l’esprit, il faut se concentrer principalement sur les moments où elles apparaissent gestuellement ou/et verbalement (bref : sur des moments publics), ces instants de réflexivité dans lesquelles les acteurs énoncent leurs raisons ou expliquent leurs attitudes. Or ce parti pris de méthode a des conséquences très fortes, si évidemment on admet le rapport ¾ « empirique » / ¼ « réflexif » du découpage proposé par Leibniz.
La première conséquence du privilège analytique conféré aux processus critiques tient au relatif flou qui caractérise le livre quant au fait de savoir s’il faut distinguer nettement les situations où les acteurs font preuve de réflexivité vis-à-vis de leurs paroles et gestes de celles où, à l’inverse, ils ne s’interrogent pas sur ce qu’ils disent ou font. D’une certaine façon en effet, dans les situations critiques ou d’examen de fautes, les raisons d’agir et intentions sont directement énoncées par les participants, et l’enquêteur y fait figure de simple « enregistreur ». C’est là leur principal avantage : donner un accès direct à l’expression « naturelle », non forcée ni biaisée, des raisonnements des acteurs. Le problème se pose évidemment pour toutes les actions, fort nombreuses, pour lesquelles les acteurs non seulement ne débattent pas de leurs raisons, mais même ne les énoncent ou ne les identifient pas. Dans le chapitre 4 consacré aux raisons d’agir et intentions (le seul où, paradoxalement tant les deux notions évoquent ordinairement le fonctionnement de l’esprit, il n’invente pas un vocabulaire notionnel qui permettrait de marquer plus nettement la perspective non mentaliste qu’il promeut), Cyril Lemieux admet parfaitement ce cas de figure : « il convient de distinguer entre avoir une raison d’agir d’une part, et la dire, en débattre, et même tout simplement l’identifier d’autre part » [81]. Mais c’est pour ajouter aussitôt, dans la tradition anscombienne, que la non identification de sa raison par l’acteur 1) n’empêche en rien qu’il en possède toujours une et 2) n’est nullement problématique dans la mesure où l’énoncé ou la reconnaissance de cette raison n’est aucunement « une précondition de l’action » (p. 105).
Or il me semble que cet argument philosophique du « principe de rationalité ou d’intentionnalité », suivant lequel « c’est toujours dire deux fois la même chose qu’on agit et qu’on a une certaine intention » [scolie 42 a/ p. 122]), contribue, dans le processus de grammaticalisation de l’analyse, à brouiller la frontière, pour partie redondante, entre enquêteur et enquêtés et attitude réflexive vs celle qui ne l’est pas.
En premier lieu, on peut remarquer que l’usage de l’argument apparaît délicat sous l’angle, guère abordé dans l’ouvrage, du rapport enquêteur / enquêté. Il conduit en effet l’auteur à exposer des formulations floues à la fois quant à leur caractère supposément non mentaliste et, surtout, du point de vue de la claire identification de celui qui en est l’énonciateur ou le « porteur ». Ainsi quand il écrit que, « dans tous les cas, l’acteur dispose d’une certaine raison, d’un certain motif pour agir ou pour juger » [78], ou plus loin que l’individu « constitue son interlocuteur en raison de lui sourire » puis « le bus qui arrive en raison de le quitter » [87], ou encore quand il évoque « les appuis dont se sert ce croyant quand il juge » [85]. Dans ces différents cas, comment faut-il entendre et comprendre les verbes « disposer de », « constituer en », « se servir de » ? Est-ce que ce sont vraiment des opérations (de mise à disposition, de constitution ?) qui ont eu lieu ? Et qui a la parole ? Est-ce ici l’acteur lui-même qui donne cette raison (ou serait susceptible de le faire si on le lui demandait) ? Pour les deux questions, la réponse doit sans doute être négative, puisqu’on a vu que le fait qu’il ait ou non ses raisons à l’esprit importe peu. C’est donc bien l’enquêteur qui prête à ceux qui l’observent, afin de décrire correctement ce qu’ils font, des raisons et intentions. Or ces opérations d’attribution sont potentiellement problématiques à plusieurs titres : outre leur fragilité intrinsèque, admise par l’auteur [scolie 43], elles recèlent des risques importants de réintroduction de formes de causalisme mental dont témoigne, en fin de chapitre, le retour du vocabulaire de la responsabilité, de la culpabilité, de l’imputabilité [100] ou du procès [102], chargé qu’il est de références implicites à ces phénomènes mentaux que résument les expressions « préméditation » ou « provoquer la mort sans intention de la donner ». Surtout peut-être, le problème fondamental qu’elles soulèvent renvoie essentiellement à la question de la réflexivité : ce n’est pas la même chose d’agir de façon motivée (pour garder une perspective adverbiale sur laquelle nous allons revenir), et d’agir par habitude ou sans avoir à l’esprit les raisons de nos actes.
De ce point de vue en effet, on pourrait commencer par opposer à Cyril Lemieux le surprenant reproche qu’il adresse à Wittgenstein. Dans le scolie 75, il critique le refus parfois énoncé par le philosophe de toute volonté d’explication ou de prévision au prétexte… qu’il fait de la philosophie et non des sciences sociales (p. 219). Outre le caractère étonnant d’un tel argument de la part d’un auteur qui fait par ailleurs large usage des travaux du philosophe, il est évidemment possible de le lui retourner à propos des principes d’analyse de l’action qu’il emprunte à E. Anscombe. Selon la philosophe, dire d’une action qu’elle est intentionnelle suppose simplement que l’on puisse toujours arrêter l’acteur dans son geste et lui demander : que voulez-vous faire ou pourquoi faites-vous cela ? Le fait que le commentaire sur un « pourquoi ? » soit possible signale l’imputabilité de l’acte (L’intention, §5). Or cet argument qui permet ainsi d’assurer l’humanité de l’action est un argument d’ordre strictement logique et ne relève en aucun cas d’une description empirique. Au contraire même, tout le travail de la philosophe consiste à montrer qu’on ne saurait glisser de l’énoncé logique (si je peux demander « Pourquoi ? », alors c’est que l’on est en présence d’une action humaine) à la conclusion que la réalisation correcte de nos actions suppose que nous disposions d’une réponse à ce pourquoi. La plupart du temps, nous nous en passons volontiers. Le problème n’est donc pas qu’il y ait conflit entre les conclusions proposées : en affirmant que l’identification de raisons d’agir ne saurait être une « précondition de l’action », Cyril Lemieux reprend à son compte la position d’E. Anscombe. Le problème tient en ce que s’il adoptait pour lui-même les conséquences de la distinction philosophie / sciences sociales, alors Cyril Lemieux devrait écarter l’argument du « pourquoi » (le laisser aux philosophes) au prétexte qu’il relève de la logique. Mais ce faisant, il mettrait à mal l’intégralité de son quatrième chapitre puisque celui-ci consiste à soutenir qu’il n’existe pas d’action sans raison ni intention, autrement dit à énoncer que la réponse à un « pourquoi ? » est toujours possible, i.e. inhérente à la nature humaine.
Le dédoublement paradoxal argument logique / réalité empirique (la question du « pourquoi ? » doit toujours pouvoir être posée même si elle ne l’est que rarement en pratique) renvoie à la tension, non réduite dans le livre, entre compréhension et description : alors que nous pouvons le plus souvent comprendre autrui « immédiatement » (cf. le « sentiment d’évidence »), c’est-à-dire sans avoir à lui imputer des motifs en bonne et due forme (de même qu’on ne passe pas notre temps à inventorier nos propres raisons avant d’agir), nos descriptions procèdent par alignement de réponses à un « pourquoi ? » dont le danger est grand qu’elles deviennent, plus ou moins insensiblement, les antécédents présents « en toute connaissance de cause » des actes observés.
En ce sens, l’adoption du « principe de rationalité » conduit à considérer qu’au niveau de sa description, le caractère plus ou moins réflexif de l’acte observé n’importe plus dès lors que, dans tous les cas, il est possible de lui attribuer une raison et une intention. Cyril Lemieux prend appui sur cet argument pour rejeter la notion d’action démotivée au prétexte qu’elle serait une contradiction dans les termes [scolie 42 b/]. Si l’on entend sous l’expression le fait que certaines actions pourraient exister sans qu’il soit possible d’attribuer un motif à leur auteur, alors effectivement il a raison. En revanche, il est une possibilité très commune d’entendre autrement l’expression, précisément en un sens adverbial cher à l’auteur : une action démotivée, c’est une action sans entrain ni motivation (au sens où l’on dit d’un élève qu’il n’est pas motivé), et de ce point de vue non réflexive. D’ailleurs Cyril Lemieux en donne sans doute la meilleure définition possible lorsqu’il note qu’il existe « un écart entre l’action en situation et les règles sous la juridiction desquelles elle peut être placée dans des moments de réflexivité » ([22] p. 37). La (dé)motivation de l’action tient précisément dans cet écart, ou plutôt est fonction de sa taille. Ou si l’on veut dire les choses encore autrement, mais toujours avec les mots de l’auteur, une action démotivée, ce pourrait être une action dont la raison, précisément, « n’apparaît pas clairement à son auteur » [82].
L’autre conséquence du privilège reconnu aux situations réflexives vise précisément ces actions « démotivées » : il conduit à laisser de côté la plus grande part des actions humaines (celles dites « empiriques ») et dès lors à affaiblir considérablement le principe de solidarité. En scrutant prioritairement des « affaires », grandes ou petites, le sociologue pragmatiste multiplie les occasions d’observer des processus critiques, mais oublie du même coup l’ensemble des éléments et moments de notre vie qui ne relèvent pas de ces registres réflexifs. Le privilège analytique ainsi reconnu, en vertu de leur publicité, aux scènes où sont examinées et discutées les « fautes de grammaire » est une des raisons essentielles qui expliquent pourquoi Cyril Lemieux non seulement relève l’importance des capacités réflexives des acteurs, mais insiste autant sur les potentialités des expressions libératrices, ou encore énonce comme une règle le fait que l’inconscient puisse « toujours » devenir la dominante d’une situation.
De ce point de vue le choix de la ligne de basse du chapitre 4 laisse perplexe : d’une certaine façon, le comportement de Bartleby (tel qu’il est lu ici) ne saurait être autre chose qu’une exception caractérisée avant tout par son irréalisme sociologique, autrement dit par le fait qu’il est un cas que, précisément, aucun principe de solidarité ne vient limiter. Quand le héros de Melville dit ouvertement à son patron son refus de travailler, il manifeste une situation socialement improbable : en ce sens, son exemple montre au contraire, en creux, la régularité du comportement d’obéissance, et non la possibilité (certes réelle) de troubler sinon renverser cet ordre des choses (qui explique pourquoi Bartleby fait l’objet d’autant d’usages politiques). De cet exemple, Cyril Lemieux tire la conclusion que « la mécanique sociale n’est pas une mécanique » (p. 116). Parce que l’action-en-retour n’est effectivement jamais contenue dans l’action à laquelle elle répond [91], le lien entre les deux ne saurait être dit mécanique ou déterministe : il est grammatical (ou moral si l’on préfère) [92]. Soit. Mais en quoi le fait que ce lien ait trait au respect des règles en vigueur dans le groupe considéré (et qu’il soit en ce sens non mécanique, laissant ouverte la porte de l’irrespect) doit-il nous conduire à ne pas observer le caractère régulier et prévisible (quasi-mécanique ?) des interactions ordinaires ? Car le fait est que Cyril Lemieux pousse sa critique du mécanisme très loin en revenant sur la question célèbre de la « force illocutoire » du langage [scolie 39 b/]. Il écrit ainsi :
« Pour qu’un acte de langage ait des “effets perlocutoires” ou une “force illocutoire”, ne faut-il pas en effet qu’il les ait effectivement ? Ne faut-il pas, autrement dit, qu’un individu à qui il est demandé de fermer la fenêtre, la ferme, ou qu’après qu’un président de séance ait proclamé la séance ouverte, les participants agissent de telle manière que la séance devienne effectivement descriptible comme ouverte ? Que les partenaires de l’interaction, à la manière de Bartleby, produisent d’autres actions-en-retour que celles attendues, et les actes de langage n’ont soudain plus de force descriptible » (p. 116).
Le problème soulevé pourrait être résumé ainsi : pourquoi fonder une théorie de l’action sur l’exception Bartleby ? Car si le propos est logiquement tout à fait juste, ses conclusions apparaissent une fois encore improbables ou irréalistes socialement : qui a déjà vu une séance ne pas s’ouvrir après que le président a prononcé la formule ? Le cas n’est sans doute pas inédit, mais à coup sûr rarissime. Et combien de fois assiste-t-on à cet affront (majeur s’il n’est pas longuement justifié) qui consisterait à refuser sans mot dire d’ouvrir la fenêtre à quelqu’un qui le demande ? Ces exceptions sont certes possibles, mais l’important à considérer et à expliquer n’est-il pas le fait que, la plupart du temps, la réponse ou l’action en retour est justement attendue et prévisible ? Cyril Lemieux évoque à propos du cas de la fenêtre la nécessité que des « raisons d’agir en retour soient constituées » pour conduire à sa fermeture : on pourrait suggérer que leur « constitution » (et de nouveau ici, que faut-il entendre exactement sous la formulation « il faut que des raisons soient constituées » : par qui, quand, sous quelle forme ?) semble nécessaire dans le cas, exceptionnel, d’un refus dont son auteur sait qu’il aura sans doute à le justifier, mais guère présentes lorsque la réponse est positive : l’action peut alors s’appuyer sur la routine, l’habitude, des manières de faire et de penser instituées. Toute la question revient ici à évaluer correctement ce sur quoi il importe de faire reposer une analyse de l’action, autrement dit à sonder la réalité du rapport leibnizien.
Car en mettant ainsi l’accent sur le fait que l’atmosphère d’une situation peut toujours être subvertie (par exemple via l’irruption d’un lapsus), en valorisant la créativité de l’action et les capacités réflexives des acteurs, l’auteur en vient à miner de l’intérieur la notion même de principe de solidarité, ou à tout le moins à en amoindrir considérablement la portée. Les exemples précédents, en estimant que les non-ouvertures de la fenêtre ou de la séance sont possibles au même titre que leurs contraires, me paraissent entrer en contradiction avec les pages déjà évoquées où Cyril Lemieux, à l’inverse, montre comment le principe de solidarité conduit les acteurs à ne pas « tourner les clés » pour ouvrir les portes d’une situation donnée à une grammaire trop inactuelle [144]. En toute logique, c’est d’ailleurs dans ces mêmes paragraphes qu’il note lui-même la rareté sous l’aspect d’un double « parfois » : les clés ne sont que « parfois » tournées ([145] p. 171), tout comme les individus ne se laissent que « parfois » aller à des expressions libératrices (même page 171 [scolie 59]).
Or il me semble que pour comprendre pourquoi Bartleby ne peut être qu’une exception sociale, il faut donner toute sa place au principe de solidarité, y compris en reconnaissant tout ce qu’il peut avoir de stable, de contraignant et également d’extérieur aux individus. C. Lemieux le définit, on l’a vu, en référence au point de vue holiste de l’impossibilité d’un langage privé [12] : c’est une excellente façon de pointer le fait que le lien social ne repose pas sur l’idée de choses faites à plusieurs (assimilation du social au collectif), mais sur le fait qu’on ne peut décrire des agissements individuels sans faire obligatoirement référence à une vie sociale. En ce sens, le principe de solidarité pourrait être défini comme l’ensemble des manières d’agir et de penser qui ont pour double caractéristique d’une part d’être préétablies sous la forme de modèle de conduite qui s’imposent aux individus du dehors, et d’autre part d’être attachées les unes aux autres par des liens internes (en ce sens qu’il n’est pas possible de penser le cas Bartleby sans avoir à l’esprit les notions liées de patron, de salaire, d’employé de bureau, de tâche à accomplir, éventuellement d’horaires, etc., et que je ne peux être seul à « posséder » ces notions). Le caractère préétabli de ces « institutions du sens » (selon l’expression de Vincent Descombes) est en particulier décisif pour comprendre en quoi elles permettent de réduire l’incertitude et empêchent ainsi de penser le monde social comme un ensemble fondamentalement instable à partir duquel il faudrait fonder un accord interindividuel.
En ce sens et de façon paradoxale eu égard à la prégnance des raisons d’agir comme discontinuités physiques dans le livre (on imagine aisément que nombre d’habitudes et de tours de main pourraient ainsi « être constituées » en raisons d’agir), ce qui est largement absent du Devoir et la grâce, ce sont justement les institutions, entendues au sens durkheimien évoqué plus haut de manières d’agir et de penser apprises au long de notre socialisation. Étonnamment d’ailleurs, on prend d’autant plus conscience de leur relative relégation qu’elles finissent par apparaître, dans le dernier chapitre, en tant qu’instruments de domination, par exemple quand l’auteur évoque, à propos du militantisme chrétien d’Augustin, la rupture avec des tendances à agir sous l’aspect d’une double modification d’apparence assez brutale de l’environnement institutionnel des individus : suppression des jeux versus promotion de l’aumône (p. 217). Le fait est que la modification de l’environnement peut effectivement aider à faire évoluer les tendances à agir des individus. Pour autant il n’est pas évident que le processus soit ni aisé ni toujours couronné de succès, de la même façon que les situations qui basculent d’une dominante grammaticale à une autre sont finalement rares : pour penser cette relative stabilité du monde, il faut précisément réintroduire des instances de confirmation et de conservation comme autant de repères (inscrits dans des codes, coutumes, habitudes, catégories de classement qui valent pour ailleurs et plus tard) sur lesquels nous prenons appui, souvent sans même nous en rendre compte, pour agir et juger.